Carles Marx Andana

Article : Carles Marx Andana
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26 novembre 2012

Carles Marx Andana

Au moment où se discute l’opportunité d’un classement au patrimoine mondial de l’Unesco de la Karl-Marx-Allee (aux côtés de la Hansaplatz, son pendant de l’Ouest), un voyage un peu singulier m’a conduit au coeur d’une version, comment dire, déclassée de la fameuse avenue.

Comment, me direz-vous, peut-on être plus déclassé que ces façades en trompe l’oeil qui filent depuis l’Alex vers la Frankfurter Tor, avec la Pologne comme point de mire désormais fictif, en dissimulant mal son délitement derrière les restes de démonstration de puissance ?

C’est peut-être que « déclassé » n’est pas le mot juste : inclassable ? Inepte ? Je ne sais vraiment comment qualifier les avenues et autres esplanades du quartier Antigone de Montpellier.

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On pourrait d’ailleurs se demander ce qui me pousse à rapprocher des quartiers géographiquement et historiquement si dissemblables ? Quel point commun entre Wilhelm Pieck et Georges Frêche ? Entre Berlin et Montpellier ?

L’analogie vient tout simplement de cette impression que produit le quartier montpelliérain au premier coup d’oeil, cette impression d’être confronté à un ensemble plus grand que soi, tant dans les dimensions et proportions que dans la volonté qui a présidé à sa naissance. En effet, le point commun entre la KMA et Antigone, c’est cette volonté de construire ex-nihilo un projet qui puisse être à la fois le message et la réalisation du message. Ce qui transpire de la pierre de la KMA et d’Antigone, c’est l’expression d’une volonté venue « d’en haut », qui ramène le visiteur à sa plus petite dimension, celle de cellule d’un corps gigantesque, qui porte le même nom d’Ouest en Est: « peuple ».

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Un autre point commun se niche dans les signes d’effritement. Evidemment, la Karl-Marx-Allee a sur ce point un peu d’avance, sous l’effet conjoint de sa plus grande ancienneté et de l’écroulement du régime est-allemand. En ce sens, le destin de la Karl-Marx-Allee a suivi inexorablement, avec un parallélisme rare, celui de ses initiateurs… jusqu’à ce que, attractivité de la capitale allemande aidant, une des avenues les plus célèbres de Berlin ne devienne, par une de ces pirouettes dont l’histoire raffole, extrêmement tendance.

De « déclassée », la Karl-Marx-Allee est sûrement devenue « reclassée ». Au passage, on notera que le reclassement n’épargne pas certains symboles comme la Karl-Marx Buchandlung, dont seuls subsistent aujourd’hui l’enseigne lumineuse.

Dans le cas d’Antigone, on s’interroge sur le devenir de ce projet pharaonique commencé en 1977 et terminé en 2000: on guette (on trouve, en réalité, sans se forcer) les premiers signes de la décrépitude. Et il y a de quoi s’inquiéter : qu’est-ce qui peut empêcher Antigone de subir tôt ou tard les avanies de toutes les villes nouvelles ? Si l’idéologie socialiste a donné à la KMA, a posteriori une patine que beaucoup considère à présent comme « charmant » (en allemand dans le texte), que transmettront les grandes avenues montpelliéraines, sinon le souvenir de la volonté un peu kitsch et très mégalomaniaque de son ancien maire ?

En effet, le mauvais goût qu’on attribue régulièrement à l’art officiel socialiste n’a rien à envier au kitsch de la statuaire gréco-frêchienne qui parsème le quartier montpelliérain. Statuaire à laquelle il a fini par ajouter, la boucle étant bouclée, la statue de Lénine : ultime pied-de-nez de l’empereur septimanien, qui voulut vivre comme Néron et périt, dit-on, comme Félix Faure.

Là où le caractère écrasant de la KMA a été très largement annihilé par une sorte de second degré vidant l’architecture du quartier de son actualité idéologique, on ne sait pas bien dire dans le cas d’Antigone, faute d’identifier une réelle idéologie, quel pourra être ce second degré ?

Il y a quelque chose de tellement clos et « parfait » dans la volonté de l’architecte d’Antigone : la prétention de « bâtir des monuments pour le peuple » (Ricardo Bofill) est, dans un système d’économie planifiée tout à fait explicable et s’écroule avec lui; dans une société capitaliste où il ne sera jamais question d’égalité hormis sur les pièces de monnaie, le fronton des mairies et en période de campagne électorale, on ne peut s’empêcher de considérer ça comme la marque d’un mépris insupportable et durable de ce peuple qu’on prétend éduquer.

On peut certes comprendre la volonté de loger les classes populaires dans des ensembles architecturalement ambitieux plutôt que dans des barres de sinistre mémoire (qui étaient néanmoins, elles aussi, un authentique progrès à l’origine); cela relève a priori d’une intention louable. Mais donner du faste et de la pompe à des pauvres qui n’ont rien demandé n’est pas le meilleur moyen de leur permettre de s’approprier les lieux.

La place du nombre d’or en est le meilleur symbole: nommer ainsi cette grande place montre combien, dans sa recherche d’un équilibre absolu des proportions du quartier, Bofill a tout simplement omis d’intégrer les hommes dans son calcul. Je m’en voudrais d’être méchant, mais il n’est qu’à constater, pour appuyer la démonstration, que les espaces d’Abraxas, autre ouvrage massif de Bofill à Marne-La-Vallée (achevé en 1983), a servi dès 1985 de cadre au tournage de Brazil, film de Terry Gilliam ayant pour cadre une société totalitaire paranoïde, et sert depuis de cadre régulier à l’affrontement de bandes… Et pour être tout à fait objectif, je dois reconnaître qu’il y a dans ce dernier cas un second degré qui s’est installé, puisque les grands bâtiments ronds des arènes de Picasso ont été rebaptisés quasi-immédiatement les camemberts, à l’instar de la façon dont les berlinois désignaient jadis le Palast der Republik comme Erichs Lampenladen (le magasin de lampes d’Erich).

L’objectif n’étant pas de lancer une discussion sans fin sur les vices et vertus comparées du réalisme socialiste et du néo-classique Bofillien, je préfère resserrer mon regard sur les trottoirs qui se défoncent, à Antigone comme sur la Karl-Marx-Allee. La différence, d’une subjectivité totale je le reconnais, c’est cette impression que, contrairement à Antigone, je pourrais, pour la Karl-Marx-Allee, détourner un slogan connu : « sous les pavés, l’Histoire ! ».

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