En grande foulée…

Article : En grande foulée…
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17 janvier 2013

En grande foulée…

Les pieds ont mauvaise réputation. Etalons de la maladresse, c’est également par eux qu’en hiver, dit-on, on attrape le mal. J’ai pourtant récemment réalisé à quel point mes pieds étaient le siège de l’amour. Et pas n’importe quel amour. Il n’est question ici d’aucun fétichisme. D’ailleurs je ne dis pas que j’aime les pieds, mais qu’ils (je veux dire les miens) sont vecteurs d’un des transports les plus forts qui soient.

Etrange sensation que d’avoir attaqué le sujet dont je veux parler par le petit bout de la semelle. Mais quand il est question d’expliquer pourquoi on aime Berlin, les grands arguments se dérobent ou plutôt se prennent très vite dans la nasse des lieux communs. Je ne voulais pas dire « Berlin, c’est cool, c’est international, c’est pas cher, c’est vert, c’est spacieux, c’est… ». Berlin est tout ça, es war tausende mal bei tausende Leute schon gesagt. Aber…

Dire. C’est le problème du grand amour, celui qui, profond et durable, se joue des apparences et des modes. Et c’est en même temps tout le défi de l’écriture que de parvenir à extraire d’une profusion de ressentis désordonnés une essence qui puisse les résumer. De là vient mon histoire de pieds, que je prends tous les deux en même temps, c’est dire la force du plaisir.

Plein les bottes

Car c’est de marche dont je veux parler, et l’on comprend alors que les pieds ne sont que le commencement, la porte d’entrée, aux antipodes d’une tête exposée à une pathologie presque inévitable: c’est un réflexe presque machinal, une manie qu’on attrape quand on s’installe ici, une maladie dégénérescente, que de compter jour après jour les changements qui transforment Berlin, presque toujours pour le plus mal. Et c’est un usant paradoxe que de sentir pousser en soi deux pulsions contradictoires, l’une étant une pulsion d’amour et l’autre une pulsion de déploration, d’amour déçu et brisé.

C’est une histoire de temps, aussi. L’impression d’arriver trop tard, après on ne sait quelle bataille dont l’origine se trouverait soit en novembre 1989, soit bien avant (cela varie selon le parcours et les aspirations de chacun). Comme si la pathologie susnommée était une variante individuelle de ce concept fumeux appelé « fin de l’Histoire », né précisément à Berlin à la chute du mur dans la tête de philosophes illuminés détournant le concept hégélien. L’antidote serait Derrida, mais ça prend du temps…

Berlin nourrit, pour qui incline à cela, une mélancolie de mauvaise qualité, une impression d’avoir raté quelque chose et en même temps une envie persistante de s’accrocher aux ruines nées de la reconstruction. « Bon Dieu, c’était mieux avant » : à Berlin plus qu’ailleurs, ce lieu commun pénètre la chair. on en tire au pire une vraie tristesse, au mieux une posture de cynisme désabusé qui semble malgré tout avoir l’avantage, en se parant des atours de la lucidité, d’être très « tendance ».

L’amour doit-il être aveugle pour résister, pour durer ? On dit après tout (il faudrait un son de cloche pour ponctuer l’énoncé de chaque lieu commun de ce texte) qu’on n’aime vraiment qu’avec le coeur. Mais tant qu’à me fier à une partie aveugle de mon anatomie, je choisis les pieds. Ou plus précisément la marche.

J’ai attendu de connaître Berlin, ou plutôt j’ai attendu d’y vivre (cela fait une différence de 6 ans, tout de même) pour découvrir ce que marcher, marcher au quotidien voulait dire. Passer et repasser au milieu de paysages qui se transforment. Il y a un mystère à cette marche, qui me fait aimer Berlin en dépit de la destruction du Palast der Republik, de l’imbécilité de Mediaspree, de la folklorisation de l’histoire, bref de tout ce qui est censé faire de Berlin une Weltshaupstadt remplaçant le Berliner Weltsdorf.

C’est un plaisir physique et solitaire, débarrassé de toute fioritures : la sensation d’une foulée assouplie, ralentie, emplie. Mais de quoi cette marche peut-elle bien être emplie ? En ce qui me concerne, la marche m’emplit à chaque fois de ce que j’ai trouvé de plus précieux à Berlin : le vide. Un vide qui n’est pas (seulement) l’espace physiquement disponible autour de moi. Chaque pas me conduit à me départir de ma petite importance. Je découvre le plaisir d’être « nul » mais avenu. Et ce faisant, disponible à tout.

La marche est l’activité la plus humble qui soit : on peut revendiquer d’avoir pénétré dans tel lieu au sommet de la hype, s’enorgueillir d’habiter là où il faut absolument être, s’étonner soi-même d’excès invraisemblables, … On ne peut pas se vanter de sa marche. A peine en parler – c’est pourtant ce que j’essaie de faire. La marche c’est personnel. Intime. Insignifiant. Fatigant. Irremplaçable. Sans contrepartie. l’Amour, quoi.

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Commentaires

Valdo
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Ressenti aussi ce que procure ce plaisir d'arpenter, différemment vécu dans les villes. ET il est vrai qu'à Berlin, entre distances et espaces où le corps ne se sent ni pressuré ni contraint, ce plaisir (solitaire et partagé) prend une dimension particulière - qui doit être encore différente lorsqu'on voit la ville muter de jour en jour...