Accolade pour tous
La façon de se saluer d’une société à l’autre est tout sauf anecdotique. On pourrait bien sûr dissserter sur le nombre de bises, qui varie de la Suisse à la France, à l’intérieur des régions françaises même. « Désolé moi c’est quatre (ou trois ou deux, plus rarement une) », dit celui qui, se sachant chez lui impose une logique autochtone que rien ne saurait transgresser. Il est d’ailleurs intéressant de constater en miroir toute l’humilité de celui qui, loin de ses bases, s’excuserait presque de ses propres coutumes : « Ah ? Chez nous c’est trois (ou quatre, ou deux, ou une) ».
Bise vs. Accolade
Ces petites différences rituelles deviennent fossé culturel pour le français se rendant en Allemagne : Outre-Rhin, la logique du baiser français rencontre la tradition de l’accolade allemande. Le choc n’est d’ailleurs pas si brutal, dans un premier temps, l’accolade étant quasi-exclue pour le premier contact: avant l’accolade se trouve la poignée de main, quasi intangible en Allemagne.
Cette différence révèle d’ailleurs, par contraste, toute l’asymétrie sexuée des convenances françaises. En France, si l’on excepte les milieux « suintant de faux-amour » comme disait Desproges, la poignée de main paraît également normale entre deux hommes, jusqu’à ce qu’une certaine intimité s’installe. Alors qu’entre un homme et une femme (entre deux femmes également), la bise va plus rapidement de soi. Alors certes, ma description s’en tient aux relations-type dans un milieu hétéronormé; mais c’est toujours au sein du modèle dominant et majoritaire, qui est par définition le plus rigide et le plus fermement structuré, que les différences sont les plus facilement observables. Et encore on ne parlera ici que des relations sociales d’ordre privé, le monde professionnel sécrétant ses propres codes, retenues et déformations.
La poignée de main allemande est donc une entrée en matière révélant semble-t-il une certaine froideur, notamment entre hommes et femmes. Cela traduirait-il une difficulté à se livrer (ce que les allemands peuvent être coincés, pense le français sûr de la supériorité de son tempérament latin) ? Cette première impression est battue en brèche rapidement: s’il ne sera toujours pas question de bise une fois la proximité créée, on passera en revanche directement à l’accolade, dont le potentiel me paraît nettement plus grand, voici pourquoi.
Tout d’abord il faut noter à quel point « claquer » la bise peut devenir rapidement un geste distant, désincarné à force de répétition : voilà qui est plutôt paradoxal pour un geste qui nous propulse de façon météorique dans la sphère intime de l’autre. Un exemple extrême montrant l’absence de corrélation entre bise et proximité : le calvaire de ces séries de bises à donner le tournis, dans les réunions familiales ou les soirées, si mécaniques qu’on est bien content de parvenir à les esquiver d’un grand salut global de la main.
Ce qui fait la différence dans le cas de l’accolade c’est, si j’ose dire, le volume de la zone de contact. Quoi qu’on fasse, l’accolade engage plus (il est toujours possible de faire une accolade froide, mais c’est plus compliqué, et on a toujours dans ce cas la possibilité de s’en tenir à une poignée de main).
En raison de l’engagement qu’il suppose (par « engagement », j’entend par là l’ampleur du mouvement, son intensité et sa durée), l’accolade permet de jauger une profondeur, donner une subtilité et une progressivité que le baiser arrête, fragmente. L’accolade est toute en nuance, dessine tout un continuum possible pour signifier ses sentiments, quels qu’en soient la nature.
L’accolade pour tous
Alors vous allez me dire : si l’accolade est la salutation sociale idéale en terme de nuances, d’où vient que les allemands aient cette réputation de ne pas savoir draguer et de déclarer leur flamme dès lors qu’il est question d’amour ? N’étant pas allemand moi-même et ne vivant pas avec une allemande, je ne me sens pas compétent pour répondre à cette question. Cependant, c’est peut-être justement parce qu’il ne saurait être question de confondre une accolade amicale avec un calin amoureux qu’il y a autant de signifiés possibles dans cette accolade. L’accolade révèle en quelque sorte toute la sensualité de la relation amicale.
Et c’est pour ça aussi que cette pratique est tellement unisexe : il est normal en Allemagne que deux hommes puissent se donner une longue accolade sans que leur virilité supposée ni la sacro-sainte hétérosexualité ne soient remises en cause. D’où, on y revient, une absence totale d’asymétrie entre l’homme et la femme, l’homo et l’hétéro. Si je m’emballais, j’irais jusqu’à dire que l’accolade est le symbole de l’entente universelle, mais il ne faut peut-être pas pousser : malgré tout le potentiel du « hug » allemand, je ne suis pas près de prendre dans mes bras un militant du NPD(*).
La conséquence de tout ça, c’est que j’ai plaisir à proposer à mes amis français le « modèle allemand »: car contrairement au modèle économique et social du même nom, défendu en France par des gens trop sérieux qui s’en tiennent coûte que coûte à l’austérité de la poignée de main, je constate avec plaisir que celui-ci est adopté sans problème. De là à penser que la construction européenne passe par le hug…
(*)NPD: Die Nationaldemokratische Partei Deutschlands, parti d’extrême-droite allemand.
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